Une remise en question du plafond pour les dommages non pécuniaires

Le plafond des dommages non pécuniaires : faut-il revoir l’héritage de la trilogie?

En 1978, la Cour suprême du Canada a rendu trois décisions marquantes — Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., Thornton c. Board of School Trustees et Arnold c. Teno — connues sous le nom de la “trilogie”. Ces arrêts ont établi un plafond de 100 000 $ pour les dommages non pécuniaires liés à un préjudice corporel grave, une mesure visant à limiter l'inflation des indemnités et à assurer une certaine uniformité dans les décisions judiciaires.

Aujourd'hui, ce plafond est indexé à l'inflation et se situe autour de 400 000 $. Cependant, près de cinq décennies plus tard, ce principe soulève plusieurs interrogations.

Les limites du plafond

1. Uniformité rigide

Le plafond de la trilogie s'applique de manière uniforme aux victimes directes d'un préjudice corporel grave, sans distinction de la nature ou de la gravité des souffrances subies. Cette approche peut sembler inappropriée, car elle ne permet pas de refléter pleinement la diversité des situations vécues par les victimes.

2. Un plafond conçu dans un autre contexte socioéconomique

En 1978, la Cour craignait une "américanisation" du droit canadien avec des indemnités jugées excessives. Or, le contexte actuel est bien différent : le coût de la vie a augmenté, les besoins en soins de santé et en soutien social sont plus reconnus, et les attentes des victimes en matière de réparation ont évolué. Dans ce contexte, maintenir un plafond fixé il y a près de 50 ans peut sembler déconnecté de la réalité contemporaine.

3. Érosion de la valeur réelle

Même indexé, le plafond ne reflète pas toujours l'ampleur des souffrances d'une victime. Les besoins psychologiques, sociaux et humains d'une personne lourdement handicapée dépassent souvent le cadre strictement financier couvert par le plafond.

4. Disparités régionales et contextuelles

L'application du plafond est limitée aux dommages non pécuniaires liés aux blessures corporelles. Dans d'autres domaines, tels que l'atteinte aux droits fondamentaux ou la diffamation, les tribunaux ont parfois contourné ou distingué la trilogie, accordant des indemnités supérieures au plafond établi.

Victimes directes vs victimes par ricochet

Il est important de noter que le plafond de la trilogie s'applique principalement aux victimes directes d'un préjudice corporel grave. Les victimes par ricochet, c'est-à-dire les proches qui subissent une perte d'accompagnement ou un choc émotionnel en raison du préjudice d'un proche, ne sont pas directement visées par ce plafond. Cependant, dans la pratique, certains tribunaux ont appliqué ce plafond de manière analogue aux victimes par ricochet, bien que cela ne soit pas une règle absolue.

Applicabilité aux agressions sexuelles

Le plafond de la trilogie a été formulé dans le contexte des accidents corporels. On peut penser que, dans le cas d’agressions sexuelles, le plafond pourrait ne pas s’appliquer de la même manière. Les atteintes psychologiques, émotionnelles et à la dignité subies par les victimes d’agression sexuelle dépassent souvent le cadre d’un préjudice corporel classique, et certains tribunaux ont laissé entendre que les indemnités pourraient être évaluées différemment selon la gravité de l’atteinte. Bien que la jurisprudence ne fixe pas de règle ferme à ce sujet, cette question mérite réflexion et laisse ouverte la possibilité d’une application plus souple du plafond dans ces circonstances.

Faut-il repenser le plafond?

La question mérite d'être posée. Le droit de la responsabilité civile évolue avec la société qu'il régit. Peut-être est-il temps de redonner aux tribunaux une plus grande latitude pour évaluer chaque cas à sa juste mesure, plutôt que d'imposer une limite qui, malgré ses bonnes intentions initiales, ne correspond plus nécessairement aux réalités contemporaines.

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Résumé de la décision récente de la Cour supérieure : McFarland c. Urgences-Santé